MONIQUE FLOSI
Texte de Claude MASTRE, écrivain, conteur
Quand elle grave, le mouvement du monde semble quitter ses yeux : le va-et-vient des autres, les gestes, la rumeur, les images, les signes, tout ce qui suit comme un sillage les voiliers blancs ou noirs de la vie, tout s'estompe. Son visage s'absente : dureté impassible d'un masque.
Mais le regard brûle au-dedans ; regard inverse, jeté comme une sonde aux profondeurs secrètes où s'assemble, se serre, en noyau fou, solaire, un tumulte de forces impulsives, d'émotions flamboyantes, de rêves qui blasphèment et qui jettent des sorts. Remonte alors avec les houles, avec les laves, jusqu'à la main qui scarifie, un univers de pierre, d'eau, de feu et d'air, habité çà et là par des monstres qui rient atroces ou débonnaires, traversé de regards sans repos, secoué d'étreintes charnues, frôlé, quelquefois, de plumeuses tendresses, d'émoi délicats. Univers fantastique et fantasque, frère sombre de l'autre, avec son humour noir et ses rites barbares, son ordre propre, ses désordres, ses bonheurs, ses horreurs et ses doutes.
Quand elle grave, ce qui d'abord ronge le cuivre, c'est sa volonté d'extirper ce qui hante, sa rage têtue de survivre, lent surgissement d'une conjuration.
Et, quand elle dessine, délivrée de l'âpreté fouisseuse qu'impose le métal, c'est un péril tout autre ; moins abyssal, simplement inscrit dans la trame de ce papier, fait à la main, qu'elle a choisi parce qu'il n'a rien de platement docile. Papier rebelle, quelle imprègne parfois d'encres vives, qu'elle déchire ou qu'elle froisse comme un chiffon ; papier complice, puisqu'il affecte alors une étrange patience, l'élasticité presque vivante du parchemin ; mais rebelle encore et toujours, parce que le grain de cette peau, ses marbrures, ses pelages, ses tatouages de hasard, - ce frissonnement d'épiderme - dissimulent des pièges qui pourraient bien séduire.
Ainsi s'affrontent, quand elle dessine, dans l'équilibre nécessairement précaire de la connivence et du défi, son plaisir et sa vigilance. affrontement ludique, où s'aiguisent la fantaisie et la sensualité de son imagination, et sa curiosité passionnée pour la beauté de vivre, pour l'énigme femelle qu'est peut-être la vie.
Alors peut se tramer, sur ce papier bourru et tendre, le complot des couleurs et de la lumière, qui agace la mort : gésines prodigieuses de femmes dont le ventre a mûri des bestiaires fabuleux ; métamorphoses animalières ; chimères organiques qui passent en contrebande la frontière du réel et puis, dans le vagabondage attentif de son geste, dans le glissement aérien des crayons, grappes de seins, amoncelés en paysages de terre-mère, jusqu'aux guirlandes nourricières d'une voie lactée échevelée...
Quand elle dessine, peut-être que s'allume une fête sorcière semeuse de "caprices"... Mais surtout s'exalte la vie, le scandale insolite et joyeux de la vie. En ce temps de mort lente, les gisants s'en étonnent.
Monique Flosi